Du coup de boule de Zidane à celui d’Eto’o : Esquisse d’une lecture mythologique et sociohistorique d’un geste

Par | Correspondance
- 09-Jun-2008 - 08h30   53892                      
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Il est possible d’y déceler des réalités sociales, peut-être moins divertissantes, mais riches d’enseignements sur notre temps.
La culture de l’événementiel qui nous baigne nous limite parfois à la surface des choses, tellement le temps et l’actualité vont vite au point de nous transformer en « génies des surfaces », obligés de suivre la même cadence que l’actualité. Choisissons un instant de laisser la surface des événements pour nous appesantir sur leurs fonds. Il est possible d’y déceler des réalités sociales, peut-être moins divertissantes, mais riches d’enseignements sur notre temps. Puisqu’il s’agit d’une affaire de stars du ballon rond, choisissons en deux qui ont beaucoup en commun : Zinedine Zidane et Samuel Eto’o Fils. Ils sont tous des footballeurs d’un talent extraordinaire ; ils sont tous les deux d’origine modeste ; ils incarnent des exemples d’une incroyable réussite sportive et sociale ; ils ont tous les deux choisi d’utiliser le même mode d’expression face à un interlocuteur : un coup de boule. Que pouvons-nous en tirer ? Le mythe Eto’o et l’imaginaire du peuple camerounais Lorsqu’un jeune Camerounais achète un maillot estampillé Eto’o, peu lui importe la marque. C’est le symbole Eto’o qui compte et qu’il veut incarner. Donc, à l’instar de la Star Academy où des talents en herbe singent et cherchent à devenir Johnny Hallyday ou Michael Jackson, tous les stades de Yaoundé, de Douala ainsi que tous les espaces vagues où les enfants peuvent taper dans un ballon sont, depuis quelques années, des arènes où plane l’image d’Eto’o de façon omniprésente. C’est le modèle à suivre, la preuve que tout est possible, le rêve des jeunes Camerounais. Eto’o est devenu une force régulatrice des imaginaires de toute la société camerounaise des enfant aux adultes parce que le football qu’il incarne est la seule chose qui unie encore les Camerounais, entretient leur singularité et fait briller leur pays sur la scène internationale. Ce joueur devient ainsi un mythe, un symbole au sens où il unit le peuple et va au-delà de lui en irradiant de son talent l’Afrique et le monde entier. Il peut, grâce à un crochet qui rend fou Roberto Carlos, ramener le sourire dans une famille camerounaise qui n’a pas pu manger à sa faim de la journée. Tout le bruit que fait sont coup de tête est la conséquence de cette situation où, en dehors des pouvoirs apparents et tangibles, le « roi secret » qui régit les profondeurs sociales camerounaises est Eto’o fils. Comme Zidane pour la banlieue, Eto’o représente la réussite rêvée du Cameroun ; le fils rêvé des familles, le joueur rêvé des équipes ; le frère et le mari rêvé de nos sœurs. Eto’o c’est le Cameroun qui gagne, un dieu issu du peuple. C’est ce joueur qui met en branle les émotions et les passions au point où une incartade de sa part apparaît comme une trahison de tous ses fans qui, plongés dans une ambiance idolâtrique, ont oublié que les stars restent des hommes. Il s’engage ainsi un mécanisme d’attraction/répulsion car les fans ont de la peine à se projeter le paradis terrestre qu’incarnait leur icône. Mythes, stars, mais hommes finalement Eto’o a beau être un mythe ou « un trésor national vivant », il n’est fondamentalement rien de plus qu’un homme avec tout ce que cela suppose comme contradictions. Les fans perdent souvent cette réalité de vue en peignant leur idole non comme « elle est », mais comme elle « devrait être ». Or, le propre du mythe et même de l’homme en général, est qu’il incarne à la fois Dieu et le diable. Il n’y a aucune société, aucun acte dans lequel le diable n’ait sa part. Le mythe en conséquence est toujours « clair-obscur », « noir et blanc », « fou et géni », « génial et bête », « Dieu et diable ». Le coup de boule d’Eto’o ne fait que confirmer la part obscur des personnes d’exception : c’est le Christ qui bastonne les marchands au temple, Che Guevara qui met à mort tous ceux qui sont contre ses idées révolutionnaires, Zidane qui abat Marco Materazzi d’un coup de tête mémorable, c’est l’Abbé Pierre, humaniste de haut vol, qui soutient des antisémites, c’est Mitterrand qui sert à Vichy alors qu’il est socialiste, et j’en passe. Ces contradictions ne détruisent pas le mythe mais le parachèvent et l’alimentent encore plus. C’est la façon dont Dieu rappelle à ceux que les hommes transformés en « demis- dieux » qu’ils sont pécheurs et qu’il est unique. Les coups de boules et l’instinct animal de conservation « Je préfère ta putain de sœur », si ces mots de l’italien Marco Materazzi ont fait péter les plombs à Zidane lors de la dernière finale de coupe du monde, c’est non seulement que l’extraordinaire numéro dix français tient à l’honneur des siens, chose à laquelle tout homme est attaché, mais aussi parce qu’il s’est senti non respecté en tant que homme. Il s’est senti lui-même « putain » étant donné le sang identique qui coule dans ses veines et celles de sa sœur ainsi traitée par son adversaire. En outre, Zidane étant une des icônes modernes que les fans et les exploits dans les stades érigent en « dieu vivant », les mots de Materazzi ont peut-être sonné dans sa tête comme une négation de ce qu’il était devenu aux yeux du monde du football : « quel est ce joueur de seconde zone qui ose offenser le « dieu Zidane » que je suis et porter ainsi atteinte à mon statut de génie et de roi des stades ? ». Le coup de boule mémorable assené en pleine poitrine au défenseur italien semble être une espèce de réponse du numéro dix français à ce déni de son statut. Il traduit et cache mal le désir de son auteur de faire respecter ce qu’il représente pour le football et pour sa famille. D’où la similitude avec la réaction de Samuel Eto’o Fils dont le coup de boule sur le journaliste camerounais Boney Philippe traduit le même genre de frustration face à la négation implicite de son statut de star mondiale du ballon rond érigé en « demi-dieu » : « Comment moi Eto’o Fils qui fait vibrer le monde entier, moi qui gagne des millions d’Euros, moi que les Africains idolâtrent puis-je être méprisé par un journaliste camerounais qui ose bouder ma conférence de presse ? ». C’est peut-être le genre d’indignation qu’il a due ressentir intérieurement et qui a entraîné son coup de tête. En effet, pour Zidane comme pour Eto’o, le statut de star qu’ils acquièrent grâce à leurs exploits dans les stades fait d’eux des « demis dieux ». C'est-à-dire des hommes tellement habitués à être adulés, ovationnés et courtisés par les autres, qu’ils se sentent dégradés et peuvent réagir de façon bestiale dès que le moindre geste à leur encontre semble aller dans le sens du déclassement de leur statut de star intouchable faisant toujours l’événement. En conséquence, le coup de boule de Zidane sur Materazzi comme celui d’Eto’o sur Boney Philippe, traduisent la résurgence de l’instinct de conservation de son statut de « demi-dieu » une fois qu’on est offensé par un individu qui le conteste par son acte. Il faut avouer que la misère aidant, le « griotisme » des journalistes et des musiciens camerounais a tellement jeté les fleurs à notre buteur national au point de le sanctuariser et d’en faire un super homme au-dessus de tout. Grisé par son succès et ce griotisme qui frise parfois la mendicité, il est possible que la star camerounaise se soit cru tout permis entourée qu’elle est des gens qui chantent ses louanges 24 heures sur 24 pour avoir ses faveurs. La banlieue française, New-Bell et la colonisation En dehors de l’idolâtrie postmoderne qui transforme des stars en « demis dieux », il y’a aussi un élément de comparaison entre la trajectoire sportive et sociale de Zidane et celle d’Eto’o. Autant Zidane, français issu de l’immigration, vient de la banlieue française, et donc d’un milieu pauvre et défavorisé, autant Eto’o Fils vient de New-Bell quartier populaire de Douala encore plus pauvre que la banlieue française. Aussi, connaître une trajectoire de rêve comme celle de Zidane et d’Eto’o correspond à une véritable « saga » qui fait passer ces deux hommes et leurs familles de l’ombre des ténèbres de la pauvreté, à la lumière du paradis de la richesse. Ce qui est fondamental ici c’est que le coup de boule de Zidane et celui d’Eto’o traduisent tout simplement la partie incompressible de la culture populaire qu’ils gardent en eux compte tenu de leurs origines. Autant le coup de boule de Zidane est une preuve que les incivilités et la culture violente de la banlieue française le rattrape dans sa gloire, autant le coup de tête d’Eto’o montre aussi que New-Bell et ses incivilités ont aussi joué un rôle non négligeable dans sa structuration mentale : c’est le naturel qui revient au galop malgré les milliards d’euros en banque ; c’est l’animalité reniée qui revient en force ; c’est le sauvage qui revient et proclame sa haine du journaliste. Sans vouloir généraliser, ceux d’entre-nous qui ont voulu jouer au football dans leur jeune âge se sont maintes fois heurtés à l’opposition de leurs parents qui, quoique rétrogrades actuellement, n’avaient pas tout à fait tort quand ils nous disaient : « le football c’est une affaire de bandits ». Loin d’être assimilés à des gestes de bandits de grand chemin, les coups de boules de nos deux stars du ballon rond sont des preuves que notre passé, les habitudes acquises dans la rue, en banlieue ou dans un quartier populaire de Douala ne peuvent être effacées par les milliards d’euros que l’on gagne. Ces habitude restent, se reproduisent et peuvent même se renforcer dans la mesure où l’intéressé ayant réussi croit que c’est grâce à elles qu’il devenu ce qu’il est. Ce qui n’est pas totalement faux car ils sont les joueurs talentueux qu’ils sont parce qu’ils ont certains traits de caractère dont la perte peut être préjudiciable à leur comportement, à leur génie et la leurs folies dans les stades : ne dit-on pas que le génie et la folie sont généralement très proches ? Si nous regardons un peu derrière nous, l’histoire nous rappelle deux choses : les banlieues françaises sont en partie la structuration spatiale de l’histoire coloniale de ce pays alors que le quartier New-Bell dans lequel a grandi Eto’o est aussi le fruit de la politique coloniale allemande au Cameroun. C’est suite à l’expropriation foncière des populations locales par le traité des terres dites de la couronne que New-Bell a vu le jour. En conséquence, les espaces de vie réels et symboliques qui ont structuré les mentalités de nos deux stars sont aussi le fruit de cette histoire de la colonisation dont la violence rejaillit sur leur personnalité actuelle. Cet atavisme colonial montre que l’histoire est parfois le laboratoire en activité de notre avenir. L’homme et le talent Je vais finir en rappelant à notre génial Eto’o que ce qui fait la différence entre Pelé et Maradona est moins le talent que la personne qu’il y a derrière. Derrière le talent du roi Pelé, il y a un homme au sens digne de ce terme alors que derrière le talent de Maradona, il n y a rien d’autre : c’est l’homme qui compte car c’est lui qui porte le talent. Ceci invite à plus d’humilité car, aussi paradoxal que cela puise paraître, ce sont tes fans qui sont ton dieu et non le contraire. Ton pardon tombe donc à pic car ton coup de boule traduit toute la grandeur de la faiblesse humaine. Thierry AMOUGOU, [email protected] Coordinateur de Territoires, développement et mondialisation, Edition Syllepse, Paris. Auteur de Chroniques à plus ou moins 35° des tropiques du cancer (un recueil de 15 nouvelles originales).




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