Grand témoin des années de braise qui ont marqué la fin du combat nationaliste en 1970, notre confrère et collègue Célestin Lingo nous amène à relancer le feuilleton des « mémoires » de Fochivé déclenché par le livre de Frédéric Fenkam. Meurtri dans sa chair dans les géôles du Sedoc, Célestin Lingo n’accorde aucune circonstance atténuante à Jean Fochivé qui « représentait la terreur ».
Même s’il critique le parti-pris du plaidoyer pro-domo que défend l’ouvrage, il rejoint pour l’essentiel Le Messager qui en donnant un certain retentissement au livre, a fait œuvre d’exorcisme. « C’est nécessaire de le faire, surtout qu’il y a des survivants comme nous de cette période noire. Je pense que c’est psychologiquement et politiquement bon de vider le passé », déclare-t-il dans l’entretien que nous vous proposons.
Vous avez été emprisonné à une certaine époque par la police politique camerounaise dirigée par Jean Fochivé. Pourquoi, en quelles circonstances et pendant combien de temps ?
C’est exactement le 24 septembre 1970 que j’ai été arrêté à Nkongsamba par un capitaine de l’armée camerounaise, qui m’a dit qu’il avait reçu un télex de Yaoundé demandant d’arrêter M. Lingo. Il ne savait pas pourquoi. Le lendemain, je me retrouvais à la Bmm (Brigade mixte mobile) de Douala où j’ai passé une semaine en cellule avec beaucoup d’autres personnes arrêtées dans la région.
Nous avons été ensuite transférés à la Bmm de Yaoundé. C’était à l’occasion du double procès Ouandié - Ndongmo et “complot de la Sainte Croix”, où était impliqué l’évêque de Nkongsamba de l’époque. Mgr Ndongmo avait été lui-même arrêté le 22 août 1970.
Je suis resté jusqu’en avril 1971 à la Bmm de Yaoundé. Je n’ai jamais été jugé. Tout juste une confrontation chez le juge d’instruction avec Mgr Ndongmo, une certaine Marie Bella et moi. Les interrogatoires étaient très durs. Le premier a duré de 8 heures du matin à 23 h. Pendant ces interrogatoires, on me demandait d’avouer que j’avais été envoyé par Mgr Ndongmo à Garoua en 1969 (au cours du Congrès constitutif de l’Unc) pour remettre un poison à cette Marie Bella qui vivait à Nkongsamba, pour qu’elle puisse empoisonner Ahidjo à Garoua. Cette dernière n’avait pas de relations avec Ahidjo, et je me demande comment elle devait procéder.
C’est le seul contact que j’ai eu avec le juge d’instruction militaire. Après que Mgr Ndongmo a été jugé et condamné à mort deux fois, après qu’on a condamné et exécuté Ernest Ouandié et ses compagnons, j’ai été transféré le 8 avril 1971 à Mantoum, dans ce qu’on appelait “Centre de rééducation civique”. J’y suis resté avec Albert Mukong jusqu’au 22 mai 1975. A Mantoum, nous étions soumis aux travaux des champs et même à la pisciculture, pour nous nourrir. C’était assez difficile, mais il n’y avait pas de sévices corporels. J’ai été libéré une semaine après Mgr Ndongmo.
Durant votre captivité, avez-vous jamais eu un contact avec Jean Fochivé, directement ou par personne interposée ?
Un jour, alors que je suis à la Bmm de Yaoundé, toujours enfermé dans la cellule, Jean-Jacques Ekindi qui y était aussi détenu, mais qui avait la permission de circuler dans les couloirs et la cour intérieure, s’arrête devant ma cellule et me demande si c’est moi Célestin Lingo. Il me dit : “Durant mon interrogatoire par Fochivé, il a vu votre nom sur mon agenda, parmi les gens que je me proposais de rencontrer au Cameroun (Ekindi était alors étudiant en France). Et il m’a demandé de vous dire que vous étiez un con”. J’étais alors directeur de L’Essor des Jeunes, bimensuel créé en 1960 par Albert Ndongmo devenu évêque en 1964. Comme son fondateur, le journal était critique vis-à-vis du pouvoir, ce qui n’était pas donné à l’époque ! Voilà le seul contact, si on peut ainsi dire, que j’ai eu avec Fochivé. Je ne l’ai jamais rencontré. J’entendais parler de lui, comme tout le monde.
Que dites-vous des soupçons de tortures et autres traitements inhumains qu’auraient perpétrés le Sedoc, la Dirdoc ou le Cener ? Ces forfaits peuvent-ils être mis sur le compte de bavures ou bien étaient-ils planifiés sur une large échelle ?
Fochivé, c’était la terreur. C’était le chef d’orchestre. Il est clair que des gens devaient en profiter pour régler des comptes. A la Bmm de Yaoundé, la salle de torture s’appelait ironiquement “la chapelle”. De nombreuses personnes y étaient torturées à la balançoire à longueur de journées. Moi-même j’y ai échappé de justesse. Mais j’ai été copieusement battu à sang durant mon premier interrogatoire. Des gens étaient tués après qu’on leur a faussement annoncé qu’ils étaient libérés. Pendant qu’ils rentraient chez eux dans la nuit, on les flinguait sous prétexte de tentative d’évasion. Ces cas étaient nombreux.
Fochivé incarnait la terreur. On ne peut pas dire que c’était des bavures. C’était les méthodes du gouvernement de l’époque, sous le prétexte de la lutte contre la rébellion menée par l’Upc.
Fochivé s’absout d’avance des éventuelles turpitudes des services placés sous son contrôle en déclarant, selon le livre de Fenkam, que «les actes devraient se juger selon les époques et les circonstances dans lesquelles ils ont été posés ». Acceptez-vous cette explication ?
Je ne l’accepte pas du tout, parce que Fochivé a fait beaucoup de temps, je ne sais combien d’années sous Ahidjo et sous Biya, comme chef de la police politique et de la police tout court.
Je n’ai pas vu une évolution dans son comportement. Il représentait la terreur. Et a toujours terrorisé, même moralement. Prétend-il ainsi que c’est Ahidjo qui lui demandait de torturer ?
Ahidjo lui-même a dit à Mgr Ndongmo, à sa sortie de prison, quand il a pu le recevoir : « Vous à ma place, Monseigneur, vous auriez fait comme moi ». Ce qui veut dire : “Etant donné les rapports que je recevais de mes services, je ne pouvais que faire envers vous ce que j’ai fait”. Il rejetait donc l’affaire sur sa police. Sur Fochivé. Quand Fochivé dit ce qu’il dit, ça signifie qu’il recevait des ordres. Ahidjo de son côté renvoie tout sur la police. Ils nous prennent vraiment pour des cons. C’est trop facile ainsi. Et nous on subit les conséquences.
Comment avez vous obtenu votre libération ? Fochivé y a-t-il contribué ? Et qu’êtes-vous devenu par la suite ?
Je ne sais pas si Fochivé a contribué à ma libération. Ça m’étonnerait. Je sais seulement que le 22 mai 1975 l’Inspecteur fédéral de Bafoussam (l’ancêtre du gouverneur actuellement) est venu à la prison de Mantoum et a lu les noms des personnes à libérer.
Est-ce la présidence de la République qui avait décidé des actions de grâce à l’occasion de la fête du 20 mai cette année-là ?
Je ne sais pas. Je sais seulement que j’ai été aussi libéré ce jour-là. Personne ne m’a dit qui m’avait fait arrêter, ni qui avait demandé qu’on me libère. C’est des pressions internationales, certainement. Fochivé avait besoin qu’il y ait beaucoup de monde à Mantoum pour pouvoir justifier les dotations financières dont il se servait énormément, pour lui-même et pour ses amis. Mantoum était un camp de concentration pour 300 personnes, pour un lavage de cerveau de 3 mois maximum. On y comptait parfois plus de 1 000 “assignés”, qui y passaient parfois 5 à 6 ans.
Après ma libération, j’ai fait une année au Cameroun à chercher un emploi, que je n’ai pas trouvé. Les gens se méfiaient. Même quand le chef de la police de l’époque, Enam Mba, a répondu positivement à un organisme public qui lui demandait s’il pouvait me recruter sans problème. Le ministre de l’Information et de la Culture de l’époque (1976), René Ze Nguelé, avait refusé de donner son aval pour que je sois recruté comme enseignant à l’Essijy par Hervé Bourges. Je suis parti pour la Côte d’Ivoire où j’ai passé 8 ans, (1976-1984), dont 7 à Inades-Formation comme rédacteur en chef d’Agripome, et une année à Faternité-Matin, le seul quotidien ivoirien de l’époque, comme conseiller du directeur des rédactions et chroniqueur.
Avez-vous eu l’occasion de revoir Fochivé à votre retour au Cameroun, et jusqu’à sa mort?
Quel jugement portez-vous sur l’homme ?
Il se considère presque comme une victime, estimant qu’il a été transformé en croque-mitaine pour servir des intérêts étrangers.
Cette posture défensive renferme-t-elle un début de vérité ?
Je suis rentré au Cameroun en août 1984. Fochivé, je crois, n’était plus du service actif. Je n’ai jamais eu de contact avec lui. Je ne peux me laisser tromper une seconde pour penser que Fochivé était la victime d’un système.
Il faisait partie du système. Il était le cœur du système. Utilisé par et pour l’étranger ?
Il le dit quand il est mis à l’écart, quand il traverse le désert.
Pourquoi ne l’a-t-il pas dit à l’époque où il régnait ?
Il faisait tout pour revenir, chaque fois qu’il avait été écarté.
Une victime qui aime sa souffrance ?
Evoquant une affaire qui vous touche particulièrement, celle de Mgr Ndongmo, Fochivé semble affirmer qu’elle s’était déroulée en dehors de lui. C’est une des rares affaires, explique-t-il, où Ahidjo lui avait caché les dessous, les services français et le Vatican en ayant tiré les ficelles jusqu’au bout.
Je me porte complètement en faux contre cette affirmation. Un responsable administratif à l’Ouest à l’époque, qui vit encore, avait monté de butte en blanc l’affaire Ndongmo avec Fochivé, pour étouffer un charisme qui faisait peur, et par zèle, pour plaire à un Ahidjo jaloux de son pouvoir comme tous les dictateurs le sont. Ce même genre de zèle sert aujourd’hui aussi pour les élections.
Qu’il ne nous raconte pas des histoires. Le Vatican a négocié et obtenu que son ressortissant, l’évêque de Nkongsamba, ne soit pas exécuté et lui soit remis. C’est tout.C’est ce qui s’est passé, et Ndongmo a choisi le Canada pour son exil.
Pourquoi Fochivé n’a-t-il pas écrit lui-même sa biographie ?
Pourquoi passe-t-il par l’intermédiaire d’un neveu pour faire du “kilavage” ?
C’est révoltant pour ses victimes d’entendre une thèse pareille.
Fochivé reproche à Ndongmo de s’être montré faible face à la mort, acceptant de jouer le rôle de chef d’orchestre d’un coup d’Etat qu’il savait imaginaire. Il ne lui pardonne pas non plus de l’avoir traité de sadique, capable de torturer et d’assassiner son épouse, dans une interview en 1992 à Jeune Afrique Economie.
Que pensez-vous de tout cela ?
Le bourreau a beau jeu de reprocher à sa victime d’avoir peur. Ils ont effectivement imaginé une tentative de coup d’Etat attribuée à un groupe de vieilles personnes et à Mgr Ndongmo, leur aumônier, considéré comme le meneur. Quand on veut tuer son chien…
L’évêque acceptait de porter le chapeau et même de mourir pour sauver la vie de ces pauvres hères faussement accusées de complot. Ce n’est pas de la faiblesse, ça. Au contraire ! Et quand on connaît le Ndongmo en question, c’est ridicule. Dans ce même ouvrage, Fochivé présente mêmement un Ouandié veule, qui a peur de la mort au point de le supplier de tout faire pour le tirer d’affaire. Quelle fable ! C’est grossier.
Ce Ouandié qui me conseillait le courage à la Bmm de Yaoundé, et qui a refusé de se faire bander les yeux au moment de son exécution à Bafoussam ?
Pour ce qui est du sadisme de Fochivé, les gens de notre époque, même ceux qui ont pu échapper à sa “vigilance”, l’ont vécu sous toutes ses formes. Tenez par exemple : à la Bmm de Yaoundé, un riche homme d’affaires détenu avec nous pour l’affaire Ndongmo payait de l’argent pour avoir des relations avec son épouse dans une petite chambre de cette prison. Les gardiens en rigolaient pendant ce temps…
Fochivé était capable de tout. Que Dieu le lui pardonne et accueille son âme. Mais qu’on nous épargne un “kilavage” mal venu et révoltant !
Vous qui présidez une Fondation dédiée à la mémoire de l’ancien évêque de Nkongsamba, avez-vous enquêté pour comprendre ce qui s’est passé ?
Enquêter ? Non ! Je n’ai pas pu discuter avec Mgr Ndongmo, dont on dit que j’étais le chef du service des renseignements, alors que j’étais le chef du service diocésain de l’information. Ce n’est pas la même chose.
J’étais à Mantoum, lui il était à Tcholliré. A sa sortie de prison, il est allé en exil au Canada. On n’a pas eu beaucoup de temps pour parler ensemble jusqu’à sa mort. Et je ne pouvais pas me mettre à poser des questions aux gens sur place, parce que je risquais de me retrouver entre les griffes de Fochivé. Ce que je sais, c’est que cette affaire avait été montée par Fochivé et certains responsables administratifs en service à l’époque à l’Ouest, dont l’un est encore vivant. Je sais aussi que Mgr Ndongmo avait reçu l’autorisation d’Ahidjo pour rencontrer Ouandié sous maquis, et essayer de ramener la paix dans son diocèse très éprouvé par la guerre civile. Les interprétations ne changent rien aux faits.
Comment accueillez-vous un livre comme celui de Frédéric Fenkam ?
En un mot, ce livre fait du “kilavage,” comme je l’ai déjà dit. Je ne crois pas à l’homme qui parle et dont on parle dans ce livre. Je comprends qu’un neveu, indic au milieu de la presse, veuille blanchir son oncle. Je ne crois pas un seul mot de cette histoire.
Revenir sur ces histoires anciennes est-il sain ou nuisible au débat démocratique ?
Je crois fermement que c’est bon de revenir sur ces tristes histoires anciennes. L’Apartheid s’est exorcisé par la “Commission Vérité et Réconciliation”, les conférences nationales souveraines ont permis d’exorciser le passé, qui n’était pas propre dans d’autres pays. Au Bénin par exemple, les exactions de Mathieu Kérékou, président putschiste, ont été déballées. Cela n’a pas empêché qu’il soit réélu plus tard. Même chez les catholiques où il y a le sacrement de réconciliation, on se confesse. On s’exorcise. C’est nécessaire de le faire, surtout qu’il y a des survivants comme nous de cette période noire. Je pense que psychologiquement et politiquement, c’est bon de vider le passé. Pour écrire l’histoire dans sa vérité, pour étouffer le envies de vengeance individuelle. Pour recréer la nation.