29 milliards F.CFA engloutis en deux ans. Des armateurs inquiets, tandis que les entreprises locales sont menacées d'asphyxie.
La zone de mouillage, située à 40 km environ du quai principal du Port autonome de Douala, subit la pression des navires de toutes sortes. Ces gigantesques bâtiments, des porte-conteneurs en majorité, y mouillent depuis plusieurs mois, en attendant une hypothétique descente sur la zone portuaire du Wouri. Les armateurs les plus impatients ont dû dévier leur itinéraires sur d'autres ports de la côte ouest-africaine. A la capitainerie du port, les autorisations d'accostage nécessaires ne s'obtiennent pas aussi facilement. Et pour cause, il y a un ensablement inquiétant du chenal avec forte diminution des tirants d'eau. Il y a en plus l'engorgement des quais». Dans la foulée, les petits bateaux servent au transbordement des marchandises, «avec toutes les conséquences économique que cette pratique entraîne».
En 2013, les armateurs occidentaux ont été les premiers à tirer la sonnette d'alarme, en dénonçant ouvertement l'ensablement inquiétant du chenal du port de Douala. Dans une lettre datée du 03 décembre 2013, adressée au Directeur général du Pad, le transporteur suisse Ocean Crest Transport lnc dresse l'état des lieux: «Par la présente, nous vous informons que nous avons eu connaissance de récents incidents de navigation dans le fleuve Wouri. Une quinzaine de navires auraient échoué depuis le début de l'année. L'échouage du navire «Nats Emperor» fin octobre et d'autres navires courant novembre semble indiquer que le phénomène de réduction des tirants d'eau s'accentue faute de dragage régulier. Il semblerait que le Tiran d'eau officiel (6,50m hauteur d'eau) communiqué par les autorités portuaires ne soit plus effectif au vu des événements récents.
Cette situation nous préoccupe vivement et nous souhaitons vous faire part de notre inquiétude concernant les conditions de navigation et d'escale à Douala. Nos navires de type handymax ou supramax escalent régulièrement à Douala "pour livrer du blé aux différentes minoteries de la région de Douala à raison de 15.000 à 20.000 tonnes par escale. Les conséquences d'un échouage de ce type de navire pourraient nous amener à revoir nos tonnages à la baisse et modifier la fréquence des livraisons, ce qui aurait des conséquences sur le prix du blé et par voie de conséquence sur la filière meunière au Cameroun qui souffre déjà durement de l'encombrement des quais».
Comme suite à la sortie de l'armateur suisse, le belge Conti Lines prend le relaie, le 6 décembre 2013. Le directeur des Lignes africaines chez Conti Lines saisit les autorités portuaires camerounaises sous le couvert du commandant du Pad. «Par la présente, nous tenons à vous exprimer notre vive inquiétude concernant la dégradation des conditions de navigation sur le bief maritime et la diminution significative du tirant d'eau. Notre société opère plusieurs lignes sur Douala, à raison d'une à deux escales par mois. La taille des navires alignés est de type handy size ou supramax, et nous déchargeons à Douala des marchandises telles que du blé, du riz et des fers & aciers de diverses provenances (Europe atlantique, mer Noire, Asie). A notre connaissance, plus d'une quinzaine de navires ont déjà échoué depuis le début de cette année, parmi lesquels le rn/v Nats Emperor, qui transportait une cargaison de riz pour notre compte. Un autre de nos navires, rn/v Cs Sauna, transportant du blé, a dû réduire son tirant d'eau suite à la demande (officieuse) de la capitaine du Pad, alors qu'il avait une marge de calaison de plus de 50 cm par rapport à la hauteur de marée officielle du jour de son accostage. Le commandant de ce navire nous a fait part de sondages pratiqués durant la remontée du Wouri qui dénotaient certains endroits où il y avait moins de 30cm d'eau sous la quille, Malgré l'évidence de la dégradation du tirant d'eau, les tables de marée et de calaison n'ont pas été adaptées de conséquence, et sont toujours basées sur 6.50m + hauteur d'eau de la marée».
Dragage du chenal
Aujourd'hui, la question du dragage du chenal du port de Douala est remise sur la table. La désertion de la place portuaire de Douala par les porte-conteneurs ainsi que la plupart des bateaux ayant un tonnage important préoccupe au plus haut point. En effet, Douala n'est plus compétitive, et ne le sera pas tant que le chenal du Wouri sera ensablé. Mais comment en est-on arrivé là, après avoir payé la rondelette somme de 29 milliards de francs CFA destinée au dragage? Au Pad, les langues se délient autour des sommes investies. En effet, courant 2012, le gouvernement belge a mis à la disposition de l'Etat du Cameroun 11 milliards de FCFA pour le dragage du chenal, qui devait passer de -7 à - 8m, sans compter la hauteur des eaux de la marée. Comme il fallait s'y attendre, ce prêt de la Belgique était assorti de la conditionnalité d'usage imposée par la plupart des donateurs occidentaux, à savoir la conduite des travaux par un opérateur belge. Aussi le dragage du chenal a-t-il était confié à l'entreprise Jan de Nul.
Dans une routine quotidienne inefficace, Jan de Nul a empoché 11 milliards de francs CFA sans faire reculer le niveau d'ensablement. Entre 2012 et 2013, l'entreprise belge adresse une facture de 7 milliards de francs CFA, puis une autre plus lourde de 11 milliards de francs CFA au port de Douala. La direction du Pad, hésitante, est sommée de payer par les autorités compétentes. Mais sur le chenal, le tirant d'eau est resté de de -6,5 à - 7m, au meilleur des cas. Entretemps, les caisses du Pad se sont vidées, cependant que Jan de Nul adressait une nouvelle facture de 11 milliards, non sans menacer de se retirer. Le Pad refuse de nouveau de payer. Dans l'attente, le chenal est de¬venu impraticable. Le gouvernement est de nouveau entré en jeu, en sommant le Pad de régler la note de Jan de Nul.
Bousculé de toutes parts et affaibli par ses ennuis judiciaires, le directeur général du Pad, Etoundi Oyono a accepté de régler la note. Si tout se passe bien, Jan de Nul pourrait reprendre du service dès le premier trimestre de cette année 2014. Sauf que l'entreprise belge devra faire revenir sur la place portuaire de Douala tout son matériel délocalisé pour faire pression sur la partie camerounaise.
Un quai engorgé
Il y a toutes les raisons de désespérer. Et pour cause, en deux années et plus, Jan de Nul n'a pas fait baisser le niveau d'ensablement d'un seul petit mètre. Et ce malgré le versement de 29 milliards de francs CFA. A l'heure qu'il est, la tâche s'annonce encore plus difficile qu'en 2012. Le tirant d'eau estimé alors à -7m doit être de nouveau évalué au moment où des experts parlent de -5,5 mètres par endroits. La situation actuelle peur aux armateurs, «Cette situation est extrêmement préoccupante, non seulement pour la sécurité des navires qui touchent Douala, mais aussi pour toute la communauté portuaire et les différentes professions, qui seront tôt ou tard affectées par l'accessibilité ré¬duite du port», estime Conti Lines.
Ocean Crest Transport lnc, s'exprimant sur le marchandage de l'autorisation d'accostage alimenté à la capitainerie du Pad, demande à l'autorité portuaire de prendre «officiellement position et communiquer d'urgence à l'ensemble de la profession maritime (armateurs, Ucam, agences maritimes) les restrictions applicables dans le chenal ainsi que les mesures que le Pad compte mettre en œuvre pour reprendre le dragage et améliorer les tirants d'eau». Selon un expert des questions maritimes, il faut préciser, à titre indicatif, que «10 cm de profondeur perdue dans le chenal obligent les armateurs à délester leurs navires de 1.000 tonnes à l'entrée et à la sortie du port de Douala. Donc, un manque à gagner pour l'ensemble de la chaîne logistique».
L'ensablement du chenal du Port est doublé de l'engorgement des quais. Une récente pénurie du carburant a été occasionnée par la mise hors service du quai 51, complètement délabré. C'est là que les pétroliers accostaient. Le débarque¬ment du matériel militaire français à destination de la République centrafricaine en décembre dernier a également freiné le trafic portuaire, suite à l'occupation d'une partie du quai, prolongée d'un important périmètre de sécurité.
Manque à gagner
Des opérateurs de la place portuaire affirment qu'il faut aujourd'hui, en militant pour le dragage permanent du chenal, «gagner de l'espace sur les quais du port qui sont encombrés par des épaves de navires, notamment ceux de Camship». Pour affiner un tel désengorgement, il faudra en outre «faire sauter le verrou de 90 jours de franchise accordés aux exportateurs du riz qui ont transformé les aires de stockage du port en magasin «permanents».
L'impossibilité pour les navires de type handymax ou supramax d'accéder facilement au Port de Douala fait planer le spectre de l'inflation sur le marché des céréales en général, et des produits meuniers en particulier. Les minoteries de Douala ravitaillées par le passé à hauteur de «15.000 à 20.000 tonnes par escale» accusent le coup. En décembre déjà, Ocean Crest Transport lnc parlait de la baisse des tonnages ainsi que de la modification des fréquences de livraison. Des opérateurs du secteur meunier ont évoqué début janvier 2014, la frilosité du marché du blé. En effet, les prix commencent à grimper, avec incidence directe sur les prix des produits finis tels que les pâtes alimentaires.
L'ensablement du chenal ainsi que l'engorgement de la place portuaire profitent aux trafiquants de tous ordres. A la zone de mouillage, le transbordement profite aux petits bateaux qui font d'importantes recettes. Les petites embarcations sont utilisées par les passeurs pour récupérer les produits illicites et les marchandises de contrebandes acheminées sur Tiko ou Mambanda-Bonabéri. La fin du calvaire n'est pas pour demain. Le dragage annoncé du chenal bute sur un facteur naturel de fond: en raison de la force des vagues, l'ensablement du chenal est naturel. Le sable entre plus qu'il n'en sort. «Si dragage il y a, cela doit se faire tous les jours, sinon, le port de Douala ne sera jamais compétitif», conclut un ingénieur maritime, ex-consultant auprès du Pad.