Retour sur les péripéties d’un processus juridictionnel et diplomatique. Des experts éclairent sur les enjeux et perspectives du transfert d’autorité de ce jour.
L’attaque lancée par les forces armées nigérianes le 21 décembre 1993 sur la péninsule de Bakassi, avec l’occupation de Jabane et de Diamond, marque le début de la guerre. Tout laisse penser que l’offensive de 1993 était organisée et planifiée. Le Nigeria ayant mené par la suite des attaques dans d’autres localités de ladite péninsule. Le Cameroun s’est opposé à la violation de son intégrité territoriale. Surtout à partir du moment où des troupes nigérianes ont choisi d’affronter directement dans la nuit du 18 au 19 février 1994 des troupes camerounaises régulièrement basées à Idabato. Celles-ci ont réagi fermement et repoussé les assaillants. Pour justifier son attitude belliqueuse, le Nigeria a accusé les gendarmes camerounais de harcèlement et de menaces de toutes sortes à l’encontre de ses ressortissants. En réalité, le Nigeria convoitait les gisements pétrolifères de Bakassi et souhaitait contrôler cette zone stratégique qui est la porte d’entrée et de sortie du sud-est de son territoire. Des découvertes de gisements de gaz et d’huile ont aussi été enregistrés. Visiblement, le Nigeria ne voyait pas d’un bon œil la présence du Cameroun dans l’estuaire de la Cross River. Bakassi est important pour l’accès au port de Calabar et constitue un point de surveillance non négligeable de la navigation dans le Golfe de guinée. Un rappel historique permettrait également d’apprécier l’importance de la presqu’île convoitée par le Nigeria. En 1967, le président Ahmadou Ahidjo autorise son homologue nigérian Yakoubou Gowou d’utiliser Jabane. Ce qui permis à ce dernier de bloquer le ravitaillement et de mater la rébellion biafraise.
Visées expansionnistes
Certaines projections démographiques prévoient que la population nigériane qui atteigne ou dépasse 200 millions d’habitants à l’horizon 2015 en occupant Bakassi. Le géant voisin a cru devoir y déverser une bonne partie de sa nombreuse population. Cette zone a connu ces vingt dernières années un flux important de ressortissants nigérians attirés par ses eaux poissonneuses. Ils constituent la très grande majorité des populations de la péninsule.
Le Cameroun a tenté en vain de résoudre le conflit par la voie du dialogue et de la négociation. Mais, il s’est assez souvent heurté à la mauvaise foi du Nigeria dont les visées expansionnistes ne faisaient l’ombre d’aucun doute. Le 29 mars 1994, le Cameroun saisit la Cour internationale de Justice (Cij) par une requête introductive d’instance contre le Nigeria. Le différend porte “ essentiellement sur la question de la souveraineté sur la presqu’île de Bakassi ”. Le 6 juin1994, le Cameroun dépose une requête additionnelle aux fins d’élargissement de l’objet du différend à la question de la souveraineté sur une partie du territoire camerounais située dans la zone du lac Tchad. Il est question de “ préciser définitivement ” la frontière entre les deux pays, du lac Tchad à la mer. Le Cameroun et le Nigeria vont présenter leurs arguments et défendre leurs positions devant les juges de la Cij ; La Cour écarte la théorie de la consolidation historique invoquée par le Nigeria. Elle applique l’accord anglo-allemand du 11 mars 1913. Le verdict tombe finalement le 10 octobre 2002 en faveur du Cameroun. Bien que débouté, il faudra attendre 2006 pour que le Nigeria accepte malgré lui la rétrocession de la péninsule de Bakassi au Cameroun.
Edmond Kamguia K.
Bakassi : Ce qui va se passer après le 14 août 2008
Dès le lendemain de la cérémonie de transfert de la zone concernée de la presqu’île de Bakassi au Cameroun, notre pays s’engage à y appliquer un régime spécial transitoire de cinq ans. Période pendant laquelle des facilités peuvent être accordées aux ressortissants nigérians vivant dans la zone.
Quinze années environ après le déclenchement du conflit, huit années après une longue et très coûteuse procédure ayant débouché sur l’arrêt de la Cour internationale de justice (Cij) de La Haye du 10 octobre 2002, reconnaissant la souveraineté du Cameroun sur la péninsule de Bakassi et deux annés après le retrait des troupes nigérianes de la dite péninsule, le processus de rétrocession de Bakassi arrive à son terme, demain, 14 août 2008, à Jabane, sur le cap d’Idabato.
C’est en ces lieux qu’une page de l’histoire va s’écrire ; avec notamment le retrait par le Nigeria de son administration civile et de sa force de police chargée du maintien de l’ordre. Ceci conformément à l’accord signé par les parties à Greentree, le12 juin 2006. Accord fondé sur la volonté de mettre en œuvre pacifiquement l’arrêt de la Cij. En effet, le Nigeria et le Cameroun se sont engagés à poursuivre le processus de mise en œuvre déjà entamé, jusqu’à ce que le Cameroun exerce en toute plénitude ses droits de souveraineté sur cette dernière partie du territoire de la presqu’île.
Le processus de mise en œuvre de l’accord de Greentree se poursuit sous le regard et la surveillance des Etats témoins que sont les Etats- Unis d’Amérique, de la France, de l’Allemagne et du Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord. Ces pays font partie de la commission de suivi dont la mission est précisément de suivre l’application dudit accord, de surveiller la mise en œuvre effective de cet accord par les parties. L’annexe I de l’accord de Greentree comporte un certain nombre de dispositions que le Cameroun s’est engagé à respecter ; dans le cadre justement du régime spécial transitoire. Le Cameroun s’engage à faciliter aux ressortissants nigérians vivant dans la zone l’exercice de leurs droits, et aux autorités civiles nigérianes l’accès aux populations nigérianes installées dans la zone. Dans ladite zone, le Cameroun a pris l’engagement de ne pas appliquer sa législation douanière ni sa législation sur l’immigration aux ressortissants nigérians, vivant dans la zone, qui se rendent directement du Nigeria dans cette zone ; dans le but d’accéder à leurs activités.
Le Cameroun pourra autoriser les officiers et le personnel en uniforme des forces de police nigérianes à avoir accès à la zone ; en collaboration avec la police camerounaise, avec un minimum de formalités. A des fins d’enquêtes sur des crimes et délits ou d’autres incidents impliquant exclusivement des citoyens nigérians. Dans le même sillage, notre pays s’est engagé à accorder le passage inoffensif, dans les eaux territoriales de la zone, des navires civils battant pavillon du Nigeria. Ceci se pourra se faire bien entendu à l’exception des navires de guerre nigérians. Il faut souligner aussi que l’acquisition de la terre dans la zone, par des citoyens nigérians n’y étant pas établis au moment de la signature de l’accord de Greentree, ne pourra se faire que conformément aux lois et règlements du Cameroun. C’est seulement à la fin de la période du régime spécial transitoire que le Cameroun va exercer en toute plénitude ses droits de souveraineté sur la zone. C’est-à-dire dans cinq ans. Certainement le 14 août 2013.
A ce moment-là seulement, le Cameroun pourra se permettre d’administrer Bakassi comme toutes les autres parties du territoire national. Les activités de la commission de suivi auront pris fin; l’accord prévoit que les activités de ladite commission cesseront à la fin de la période du régime spécial transitoire.
La commission de suivi, composée des représentants du Cameroun, du Nigeria, des Nations unies et des Etats témoins, est compétente pour résoudre tout différend relatif à l’interprétation et l’application de l’accord de Greentree. Lequel “ne peut en aucune manière être entendu comme une interprétation ou une modification de l’arrêt de la Cour internationale de justice du 10 octobre 2002, dont il est une simple modalité d’application ”. Reste à espérer maintenant que les Etats témoins et les Nations unies apportent leur soutien efficace aux parties, afin que le transfert d’autorité dans la zone en particulier et à Bakassi, en général, ouvre véritablement de nouvelles perspectives de coopération entre le Cameroun et le Nigeria. Deux pays voisins et frères “ déterminés à favoriser la consolidation de la confiance et de la paix (…). Pour le bien-être de leurs populations et la stabilité de la sous-région ”.
Edmond Kamguia K.
Affaire Bakassi : Les acquis de l’accord de Greentree
L’accord de Greentree a permis au Cameroun d’obtenir des garanties sur l’application de l’arrêt de la Cour Internationale de Justice, tandis que le Nigeria s’aménageait des passerelles pour continuer à s’impliquer dans l’administration des populations de la zone.
Le 12 juin 2006 Paul Biya, le chef de l’Etat camerounais, et le président nigérian de l’époque, Olusegun Obasanjo, sont aux Etats-Unis pour tenter, sous les auspices de l’Onu, d’adopter un ultime mécanisme de mis en place concrète de l’arrêt de la Cour internationale de justice de La Haye. Ils ont quitté les somptueuses bâtisses des Nation unies à New York, pour travailler dans le cadre, plus tranquille, de Greentree estate dans le Manhasset.
Cela fait quatre années que la Cour Internationale de Justice a rendu son verdict sur l’affaire de la délimitation des frontières entre le Cameroun et le Nigeria, incluant la Zone de Bakassi. Pourtant, de réunions en sommets, l’Organisation des Nations Unies, censée veiller à la stricte mise en œuvre de cet arrêt de la Cour Internationale de Justice de la Haye n’a toujours pas obtenu le retrait du Nigeria de cette zone que l’on dit riche en pétrole et en ressources halieutiques. L’objectif de cette réunion au Sommet, à la quelle participe personnellement Koffi Annan, le secrétaire général de l’Onu de l’époque, et les représentants de pays témoins, est de parvenir à débloquer la situation pour une mise en œuvre entière de l’arrêt de la Cij du 10 octobre 2002.
Côté Camerounais
Le chef de l’Etat nigérian, Obasanjo n’est pas content, et ne s’en cache pas. Il n’a pourtant pas le choix. Les grandes puissances l’obligent ou presque à parapher le document. Il signe, et esquisse à peine une grimace, lorsqu’il doit serrer la main à son homologue Paul Biya. La pression est forte, et les grands pays qui jusqu’ici ont dissuadé le Cameroun de saisir le conseil de sécurité de l’Onu en vue d’une application forcée de l’arrêt, sont ouvertement du coté camerounais. Ils ont délégué des diplomates rompus, aux cotés de Koffi Annan, pour être témoins de l’accord.
Les articles 1 et 2 de l’accord signé à Greentree sont d’une exceptionnelle générosité pour le Cameroun : “ Le Nigeria reconnaît que la souveraineté sur la presqu’île de Bakassi est camerounaise conformément à l’arrêt de la Cour Internationale de Justice du 10 octobre 2002 dans l’affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria…
Le Nigeria s’engage à retirer l’ensemble de ses forces armées de la presqu’île de Bakassi dans les soixante jours à compter de la date de la signature du présent Accord. Si des circonstances exceptionnelles l’exigent, le secrétaire général des Nations Unies peut prolonger ce délai autant que nécessaire, mais pour une durée totale n’excédant pas trente jours. Ce retrait se fera suivant les modalités prévues à l’annexe I du présent Accord ”. Pour le chef de l’Etat camerounais, l’essentiel y est dit. Cette réaffirmation du respect intégral du verdict de la Cij est un pas précieux, pour la partie camerounaise, puisque en dépit des efforts internationaux tendant vers la mise en œuvre de cet arrêt qui reconnaît la souveraineté du Cameroun sur Bakassi, des officiels nigérians n’ont manqué aucune occasion pour remettre l’arrêt en cause. En témoigne cette déclaration du ministre nigérian des Transports, M. Ojo Maduekwe à l’issue d’une réunion du gouvernement : “En tant que Nation régie par la loi, nous devons continuer à exercer notre juridiction sur ces zones en accord avec la Constitution”. Accompagnée de nombreux actes de provocation, cette remise en cause a fait de nombreux morts dans les rangs de l’armée camerounaise. Que le Nigeria, dans l’accord de Greentree, renouvelle publiquement et devant des Etats témoins (Allemagne, France, Grande Bretagne Etats-Unis) son attachement au respect du verdict de la Cour internationale de justice était déjà une victoire pour Paul Biya.
Le Nigeria s’accroche.
Pour sa part, Olusegun Obasanjo qui n’entendait pas lâcher aussi facilement ce bout de terre présumé riche, s‘est arrangé dans les négociations des termes de l’accord de Greentree, à arracher de nombreuses concessions introduites dans les annexes, qui limitent considérablement les acquis apparents du Cameroun dans les articles 1 et 2 de l’accord, notamment en ce qui concerne le déguerpissement immédiat des forces nigérianes. Par exemple, le chef de l’Etat Nigeria obtient que la zone de Bakassi fasse l’objet d’un régime juridique spécial pendant une période, que le Nigeria soit autorisé à maintenir surplace une administration civile et une force de police “ nécessaire au maintient de l’ordre ” pendant 2 ans. Le Cameroun s’engage aussi dans ces annexes “ à faciliter aux ressortissants nigérians vivant dans la zone l’exercice de leurs droits, et aux autorités civiles nigérianes l’accès aux populations nigérianes installées dans la zone ; à ne pas appliquer sa législation douanière ni sa législation sur l’immigration aux ressortissants nigérians vivant dans la zone qui se rendent directement du Nigeria dans la zone dans le but d’accéder à leurs activités ; à autoriser les officiers et le personnel en uniforme des forces de police nigérianes à avoir accès à la zone, en collaboration avec la police camerounaise, avec un minimum de formalités, à des fins d’enquête sur des crimes et délits ou d’autres incidents impliquant exclusivement des citoyens nigérians ”.
Autant dire que pour la récupération totale de presqu’île de Bakassi, le Cameroun devra continuer d’user de ses armes les plus redoutables : la patience et la retenue. Car même après le transfert d’autorité prévu ce 14 août 2008, la partie nigériane aura encore son mot à dire, d’une manière ou d’une autre, dans la gestion des populations de la zone.
François Bambou
Extrait de l’accord de Greentree
Article premier
Le Nigeria reconnaît que la souveraineté sur la presqu’île de Bakassi est camerounaise
Conformément à l’arrêt de la Cour internationale de justice du 10 octobre 2002 dans l’affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria. Le Cameroun et le Nigeria reconnaissent la frontière terrestre et maritime entre les deux pays telle qu’elle est délimitée par l’arrêt et s’engagent à poursuivre le processus de mise en œuvre déjà entamé.
Article 2
Le Nigeria s’engage à retirer l’ensemble de ses forces armées de la presqu’île de Bakassi dans les soixante jours à compter de la date de la signature du présent accord. Si des circonstances exceptionnelles, le secrétaire général des nations unies peut prolonger le délai autant que nécessaire. Mais pour une durée totale n’excédant pas trente jours. Ce retrait se fera suivant les modalités prévues à l’annexe 1 du présent accord.
Article 3
1- Le Cameroun après que le Nigeria lui aura transféré l’autorité, garantit aux ressortissants nigérians vivant dans la presqu’île de Bakassi, l’exercice des libertés et droits fondamentaux consacrés par le droit international des droits de l’homme et les autres règles pertinentes du droit international.
2-en particulier, il s’engage à :
a- Ne pas forcer les ressortissants nigérians vivant dans la presqu’île de Bakassi à quitter la zone ou à changer de nationalité.
b- Respecter leur culture, leur langue et leurs croyances ;
c- Respecter leur liberté de poursuivre leurs activités agricoles ou piscicoles ;
d- Protéger leurs biens ainsi que leurs droits de propriétés fonciers coutumiers ;
e- Ne pas prélever de manière discriminatoire d’impôts et taxes sur les ressortissants nigérians vivant dans la zone ; et prendre toutes mesures nécessaires afin de protéger et préserver de toutes tracasseries ou de tout dommage sur ressortissant nigérian vivant dans la zone.
Article 4
L’annexe 1 et la carte constituant l’annexe 2 font partie intégrante du présent accord. Aucune disposition du présent accord ne pourra être interprétée comme impliquant une renonciation du Cameroun à sa souveraineté sur une parcelle quelconque de son territoire .
Article 5
Le présent accord sera mis en œuvre de bonne foi par les parties, avec les bons offices du secrétaire général des Nations Unies au besoin. Les Nations Unies ; la République fédérale d’Allemagne, les États-Unis d’Amérique, la République française et le Royaume uni de grande Bretagne et l’Irlande du nord sont les témoins de son application.
Article 6
1-il est institué une commission de suivi chargée de suivre l’application du présent accord. Cette commission est composée des représentants du Cameroun, du Nigeria, des nations unies et des états témoins. La commission de suivi surveillera la mise en œuvre de l’accord par les deux parties avec l’aide des observateurs des Nations Unies de la commission mixte.
2-la commission de suivi est compétente pour tout différend à l’interprétation et l’application du présent accord.
Article 7
Le présent accord ne peut en aucune manière être entendu comme une interprétation ou une modification l’arrêt de la Cour internationale de justice du 10 octobre 2002, dont il est une simple modalité d’application.
James Mouangue Kobila: "Ce qui se passera désormais à Bakassi déterminera le climat des relations entre le Cameroun et le Nigeria"
Enseignant de droit public à l’université de Douala, est un témoin privilégié de l’affaire de la ”Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria”. Il a couvert cette affaire en tant que journaliste spécialisé dès le début de sa phase judiciaire, en 1994, jusqu’à l’arrêt rendu au fond par la Cour internationale de justice, le 10 octobre 2002. Il a ainsi été l’unique journaliste camerounais présent à La Haye en mars 1998, au moment des audiences de la phase des exceptions préliminaires soulevées par le Nigeria pour contester la compétence de la Cij et la recevabilité des demandes camerounaises. Il couvrait ces audiences pour le compte de ce journal. Il a ainsi pu s’entretenir avec la quasi-totalité des acteurs clés de cette affaire.
Devenu universitaire après la soutenance de sa thèse de doctorat ayant pour titre Le Cameroun face à l’évolution du droit international des investissements, il a été consulté par la Délégation camerounaise à la Commission mixte de l’Organisation Nations unies chargée de la mise en œuvre de l’arrêt rendu par la Cij sur le droit d’accès des étrangers à la propriété foncière au Cameroun. Il a aussi rédigé, entre autres, une proposition de termes de références pour la démarcation de la frontière maritime entre les deux Etats, dans le cadre du Groupe de travail de la délégation camerounaise chargé de la démarcation de la frontière maritime. Il a dirigé le numéro spécial de ce journal sur cette affaire peu après la décision au fond, avant de commenter l’Accord de Greentree dans un quotidien de la place, au lendemain de sa signature.
Qu’est-ce qui peut être considéré comme le déclenchement de ce conflit ?
Je commencerais par faire remarquer que Bakassi est l’alpha et l’oméga de l’affaire de la frontière terrestre et maritime qui a opposé le Cameroun au Nigeria depuis 15 ans, c’est-à-dire depuis l’invasion de la presqu’île de Bakassi par le Nigeria, en décembre 1993. Dans la requête introductive d’instance qu’il a déposée à la Cour internationale de justice, le 29 mars 1994, c’est à dire quelques mois après l’invasion nigériane, le Cameroun s’était essentiellement borné à revendiquer la souveraineté sur Bakassi. Par la suite, il a introduit une requête additionnelle, le 6 juin 1994, par laquelle l’objet du différend a été élargi à la question de la souveraineté dans la zone du lac Tchad et sur l’ensemble de la frontière avec le Nigeria, du lac Tchad à la mer. Une fois l’arrêt de la Cour internationale de justice rendu, le 10 octobre 2002, c’est le processus inverse qui a été suivi. La Commission mixte des Nations unies, chargée de la mise en œuvre de l’arrêt, a commencé par effectuer des retraits et transferts d’autorité dans la région du lac Tchad, en 2003, permettant au Cameroun de récupérer 36 villages. Les opérations de démarcation de la frontière, de retrait et transfert d’autorité se sont poursuivies sur la frontière terrestre à partir de 2004, et sur la frontière maritime jusqu’en 2007. A la suite du retrait des forces armées du Nigeria de la zone de Bakassi, en août 2006, le moment décisif du transfert d’autorité sur cette partie du Cameroun entre les deux Etats a lieu aujourd’hui. Bakassi était au début du processus, Bakassi se retrouve et se retrouvera encore à la fin du processus.
Pour en venir au déclenchement du différend, il convient de dissocier les causes lointaines du différend relatif à la frontière terrestre et maritime qui a opposé le Cameroun au Nigeria de ses causes immédiates.
Les causes lointaines remontent à l’action des puissances coloniales européennes lors du partage de l’Afrique au XIXè siècle et au début du XXème siècle. C’est à cette période que furent adoptés les accords du 11 mars 1913 établissant la frontière entre le Nigeria et le Cameroun entre l’Allemagne et l’Angleterre, complétés et précisés par la Déclaration franco-britannique du 10 juillet 1919 et par la célèbre Déclaration Thomson-Marchand des 29 décembre 1929 et 31 janvier 1930. Le fait que ces accords ont été conclus sans le consentement des populations concernées, en l’occurrence les rois et chefs du Vieux Calabar, qui avaient conclu un traité de protectorat avec la Grande-Bretagne, le 10 septembre 1884, a entraîné la multiplication de graves incidents dans cette partie du territoire national entre les deux Etats voisins. L’on avait aussi observé, selon les termes de l’arrêt, des “ incursions répétées des populations et des forces armées nigérianes en territoire camerounais tout au long de la frontière entre les deux pays ”.
La cause immédiate du différend est plus évidente. Ce fut l’occupation militaire par le Nigeria de la presqu’île de Bakassi, assortie de la revendication de souveraineté nigériane sur cette partie du territoire camerounais à partir du mois de décembre 1993.
Quels sont les principaux arguments juridiques que le Cameroun avait fait valoir à la Cour internationale de justice ?
Le différend qui a opposé le Cameroun au Nigeria est généralement subdivisé en quatre segments. La zone de Bakassi, la zone du lac Tchad et la frontière terrestre et la frontière maritime. Il s’agit donc de dire, de manière synthétique, les principaux arguments avancés par le Cameroun pour chacune de ces zones, étant rappelé que les juges de La Haye ont, pour l’essentiel, épousé l’argumentation camerounaise.
Le Cameroun a d’abord globalement fait valoir que la frontière entre les deux pays avait été fixée par des traités conclus entre les puissances coloniales et que le Nigeria devait respecter les frontières héritées de la colonisation (uti possidetis ita possideatis), ce en quoi la Cour l’a suivi en confirmant la validité de ces accords, au détriment de la consolidation historique tirée de l’effectivité de l’exercice de la souveraineté alléguée par le Nigeria, notamment à Bakassi. C’est également sur la base du principe de la validité des traités coloniaux que l’accord international entre puissances coloniales, constitué par l’échange de notes franco-britanniques Henderson-Fleuriau, du 9 janvier 1931, a permis de fixer la frontière dans la région du lac Tchad à l’avantage du Cameroun. S’agissant de la frontière maritime, le Cameroun avait plaidé la validité des déclarations de Yaoundé II et de Maroua par lesquelles les chefs d’Etat des deux pays avaient consensuellement déterminé leur frontière maritime en 1971 et 1975, depuis l’embouchure de l’Akwayafé jusqu’en un point G. La Cour a également fait sienne la position camerounaise. Mais la Cour a préféré écarter l’argumentation du Cameroun pour le prolongement de la frontière maritime, en préférant la ligne d’équidistance Cameroun/Nigeria à la méthode du partage global des zones maritimes dans le Golfe de Guinée, avec pour finalité un résultat équitable préconisé par le Cameroun. Quant à la frontière terrestre, la Cour l’a divisée en segments distincts, justiciables chacun d’une argumentation spécifique qui ne saurait être reproduite ici, faute de place.
La pertinence de l’argumentation du Cameroun a permis à notre pays d’emporter le plus gros morceau de l’affaire, à savoir : la presqu’île de Bakassi, la région du lac Tchad, l’essentiel de la frontière maritime et une moindre partie de la frontière terrestre.
Comment comprendre la difficile application de cet arrêt de la Cij ?
L’application de l’arrêt a commencé au lendemain de son prononcé, c’est-à-dire le 11 octobre 2002. Et, selon l’accord de Greentree, il ne s’achèvera pas avant 2013. L’affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria est restée pendante devant la Cij pendant 9 ans. L’application de l’arrêt qui en est issu durera 11 ans. Ce délai peut étonner, en comparaison, à titre d’exemple, avec l’affaire du ”Différend territorial” concernant la bande d’Aouzou, entre la Jamahiriya arabe libyenne et le Tchad, dans laquelle l’arrêt rendu le 3 février 1994 a été entièrement exécuté le 31 mai 1994. Il importe de garder à l’esprit que la bande d’Aouzou est une zone désertique et que la vitesse d’application de cet arrêt n’est pas étrangère au contexte international qui se caractérisait par une forte pression diplomatique et militaire des Etats-Unis sur la Libye.
Dans l’affaire qui intéresse ici, le délai observé s’explique autant par les difficultés financières et techniques que par les péripéties administratives et diplomatiques connues dans la mise en œuvre de l’arrêt du 10 octobre 2002. Ces difficultés et péripéties résultent elles-mêmes de l’ampleur et de la complexité exceptionnelle de cette affaire, dans laquelle la juridiction mondiale a dû trancher 84 points de droit, touchant les quatre segments de l’affaire rappelés ci-dessus, à propos d’une frontière qui s’étire sur quelque de 1500 km. Le processus d’application de cet arrêt inclut non seulement la matérialisation de la frontière terrestre par des bornes dans des régions souvent inhospitalières, où les instruments GPS ont égaré plus d’une équipe de démarcation en pleine forêt dense, mais aussi la gestion des populations déplacées au plus fort des tensions et pendant les 13 années de l’occupation militaire nigériane, ainsi que la question, autrement importante, des droits fonciers que les Nigérians vivant dans cette région ont pu acquérir, sans parler du partage et de l’exploitation des diverses ressources qui abondent le long de cette frontière, particulièrement dans la zone de Bakassi.
L’importance doctrinale et la complexité de cet arrêt sont telles qu’environ une dizaine d’études scientifiques de haut niveau lui ont été consacrées à ce jour.
Pourquoi était-on obligé de passer par l’Accord de Greentree pour finalement appliquer la décision de la Cij ?
En général, il faut savoir que, sauf en matière d’exceptions préliminaires, aucun arrêt de la Cour internationale de justice ne s’auto-applique. La mise en œuvre des ordonnances en indication de mesures conservatoires et des arrêts rendus par la Cour se fait par le truchement de conventions particulières conclues par les Etats. Dans le cas précis de l’arrêt du 10 octobre 2002, des accords antérieurs avec le Nigeria n’ayant pas été suivis d’effet comme voulu, les deux parties ont jugé utile de conclure l’accord de Greentree, car c’était le seul moyen de parvenir pacifiquement à l’application de l’arrêt rendu par la Cij.
Au-delà de la paix et de la sécurité internationales, chacun des Etats impliqués y avait intérêt. Le Cameroun avait intérêt à conclure un accord précis, soutenu par des témoins et parrains puissants, car, à lui seul, le Cameroun ne peut faire le poids face au Nigeria, que ce soit du point de vue démographique ou économique, pour s’en tenir aux aspects les plus évidents. Quant au Nigeria, il avait manifestement intérêt à conclure l’accord de Greentree qui rend manifeste la pression qui s’exerce sur les autorités nigérianes aux yeux de leur opinion publique. Les autorités nigérianes ont ainsi pu avancer dans l’application de l’arrêt en expliquant à leurs populations que les foudres du ciel s’abattraient sur le Nigeria - qui ne pourrait, par exemple, plus vendre son pétrole - s’il tentait de différer l’application d’un accord si puissamment parrainé. L’accord de Greentree s’imposait en définitive pour faciliter le processus politique d’application de l’arrêt par les autorités nigérianes.
Quels ont été les acteurs majeurs de ce processus et quel rôle ils ont joué ?
Nul ne pourra les citer tous. Je m’en tiendra à deux acteurs dont le rôle et le dévouement à la patrie sont indiscutablement exceptionnels dans cette affaire. Au tout premier rang des acteurs clés qui ont porté ce dossier, l’on mentionnera le président de la République qui a pris la lourde décision de porter le différend devant la Cij. Il aurait pu manquer de courage et y renoncer, compte tenu de la première expérience malheureuse du Cameroun à la Cij et tenter d’enliser l’affaire dans les interminables négociations sans lendemain que proposait le Nigeria. En tant que chef des armées, le Professeur Joseph Owona a déjà décrit comment il l’a vu, du temps où il était secrétaire général à la présidence de la République, passer des nuits blanches aux commandes de l’armée, dès l’annonce de l’invasion de la presqu’île de Bakassi, en fin 1993.
Le témoignage complémentaire que l’on peut apporter concerne le volet judiciaire. Selon les informations que nous avons recueillies de bonne source, le président de la République recevait systématiquement chaque conseil étranger engagé dans cette affaire aux fins de renforcer sa motivation à bien faire. A l’instar de la sélection de Roger Milla, il a personnellement conduit le processus de sélection de chaque membre camerounais de l’équipe de Bakassi. A cet égard l’on a pu mesurer son patriotisme lorsqu’il a transcendé les clivages politiques et envoyé chercher le Professeur Maurice Kamto, alors étiqueté “ opposant ”, qui donnait un cours à l’université de Douala, pour défendre l’intégrité territoriale de l’Etat. Le message qu’il a fait porter au Doyen Kamto par Ferdinand Oyono, alors Minrex, était à peu de choses près le suivant : “ Je sais que vous n’êtes pas du même bord que nous, mais le pays a besoin de vos services ”.
L’on peut aussi témoigner du rôle de veille qu’il a joué dans la solution des problèmes qui se posaient à cette équipe. Sur ce point, je parle d’expérience, car lorsqu’un problème de collaboration s’est posé dans l’équipe chargée de l’application de l’arrêt, en avril 2004, la réaction du chef de l’Etat est intervenue en moins d’une semaine, et l’on a la preuve qu’une enquête a rapidement été ordonnée et effectuée pour tirer cette situation au clair. C’est encore lui qui a conduit la délégation camerounaise à Greentree, lors de la signature de l’accord éponyme que d’aucuns ont dénigré en son temps. En cela, il faut reconnaître que le chef de l’Etat était fidèlement assisté par les ministres de la Justice qui ont successivement piloté ce dossier : Me Doualla Moutome, Laurent Esso, Robert Mbella Mbappe et Amadou Ali.
La seconde personnalité qui a profondément marqué ce dossier de son empreinte est le ministre Maurice Kamto. Auteur de la requête camerounaise de mars 1994, il est surtout à l’origine de l’élargissement de l’objet du différend à l’ensemble de la frontière entre le Cameroun et le Nigeria, du lac Tchad à la mer. Après l’avoir vu à l’œuvre, j’ai entendu de mes oreilles le vice-Premier ministre chargé de la Justice déclarer itérativement en réunion de délégation qu’il est “ la colonne vertébrale de ce dossier ”. Ce n’est pas par hasard qu’il a été choisi pour hisser le drapeau camerounais à Bakassi, en août 2006, et qu’il conduit la délégation camerounaise à Calabar, en ce jour mémorable.
Pouvez-vous être plus précis sur le problème que le chef de l’Etat a réglé promptement ?
Certainement pas. Je suis tenu par le secret professionnel.
Quel scénario peut-on imaginer, si le Nigeria, cédant au chantage de certains groupes de pression internes, revenait sur sa décision de se retirer le 14 août, comme initialement convenu ?
La chronique médiatique regorge d’informations signalant que telle autorité locale nigériane, ou telle chambre du Parlement nigérian, ou telle juridiction nigériane, voire qu’une forte coalition d’opposants nigérians, s’opposent à l’application de l’arrêt rendu par la Cij. Il faut d’abord avoir à l’esprit que le droit international l’emporte sur le droit interne, et non l’inverse. L’arrêt de la Cour internationale de justice, organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations unies, s’impose à tous les Etats parties au différend qu’il tranche. Si l’on prend aussi en compte le fait qu’en droit international, les actes des autorités internes, y compris ceux du parlement sont de simples faits, l’on comprend que les prises de position des acteurs nationaux ne sauraient faire échec à l’application du droit international énoncé dans l’arrêt du 10 octobre 2002 et dans l’accord de Greentree du 12 juin 2006.
L’on a parfois entendu que l’accord de Greentree ne devait pas être appliqué, faute d’avoir été ratifié. Ceux qui le disent ignorent l’existence de la catégorie d’accords en forme simplifiée qui entrent en vigueur sans passer par la ratification. Ces accords constituent le principe en droit international. Ce n’est que si les parties prévoient d’une manière ou d’une autre que la validité de l’accord est conditionné par la ratification qu’il en est ainsi. Ils oublient aussi que, dans l’arrêt en cours de mise en œuvre, la Cour internationale de justice a fait droit à l’argument du Cameroun, qui a soutenu la validité des déclarations de Yaoundé II et de Maroua, en dépit de ce qu’ils n’avaient pas été ratifiés.
Comment comprendre qu’à la dernière minute, le gouvernement fédéral du Nigeria décide d’organiser la cérémonie de rétrocession hors du territoire camerounais ?
Dès lors que c’est le Nigeria qui assure la sécurité de la cérémonie, il est logique que ce soit lui qui détermine le lieu de la cérémonie de transfert d’autorité. Maintenant, l’on pourrait douter qu’il l’ait uniquement fait en tenant compte de considérations sécuritaires, Calabar étant le principal foyer de résistance à la mise en œuvre de l’arrêt de la Cij, pour les motifs historiques déjà invoqués.
Que va-t-il se passer à Bakassi après le 14 août ?
Concrètement, après le retrait de l’ensemble des forces armées nigérianes survenu en août 2006, à partir du 14 août 2008, Bakassi passe sous l’autorité du Cameroun. Le transfert se fait parce que l’administration transitoire nigériane et les forces de police nigérianes qui opéraient à Bakassi, avec du matériel léger, se retirent ce jour. Ces autorités sont remplacées par les autorités administratives et policières camerounaises. Les autorités camerounaises pourront ainsi commencer l’exploitation des ressources de Bakassi. Les autorités nigérianes conserveront cependant, durant cinq années encore, certaines compétences territoriales vis-à-vis des ressortissants nigérians habitants sur le site.
Pouvez-vous énumérer ces compétences ?
Elles concernent essentiellement la douane et l’immigration, afin de ménager la susceptiblité nigériane.
Quelles sont, d’après vous, les actions que le Cameroun doit engager dans l’urgence pour effectivement exercer sa pleine souveraineté sur l’ensemble de Bakassi ?
Il n’y a aucune leçon à donner aux autorités camerounaises sur ce point. Le chef de l’Etat a déjà signé des décrets créant des postes de police et mettant en place l’administration camerounaise dans la zone de Bakassi. Ces mesures sont de nature à renforcer la sécurité dans la zone de Bakassi. Il s’agit d’un point crucial car, ainsi que chacun a pu le vérifier depuis 1993 et plus encore ces derniers mois.
David Nouwou
Comment décoder Greentree : Le contexte de l’accord
La conclusion d’un protocole d’application de l’arrêt du 10 octobre 2002, au sujet spécifiquement de la Péninsule de Bakassi apparaît, rétrospectivement, comme une exigence inscrite dans la sensibilité même de la question, et comme le triomphe discret de la thèse nigériane tendant à montrer que la question ne pouvait être résolue que la voie de la négociation entre les deux parties.
Cette exigence ressort de la rencontre de Saint-Cloud (Paris) en septembre 2002, où il était déjà question que les autorités politiques des deux Etats se rencontrent pour créer les conditions de l’application du verdict attendu du côté de la Cour Internationale de Justice.
Ce verdict lui-même énonce que la mise en œuvre offrira aux deux parties une opportunité inédite de coopération. Les différentes rencontres qui se sont succédées à Genève, le 15 novembre 2002, le 31 janvier 2004 et le 11 mai 2005 laissaient subodorer que les arrangements spécifiques étaient inévitables, notamment avec l’insistance des nigérians sur la question dite des “ populations concernées ”, c’est à dire essentiellement leurs ressortissants sédentarisés plus ou moins durablement dans la péninsule. Un projet d’accord sur la question avait du reste été soumis par le Nigeria à l’examen de la Commission Mixte. Mais la perspective difficilement évitable d’un accord est apparue plus nettement dans l’interview donnée à l’hebdomadaire Jeune Afrique l’Intelligent le 24 mai 2005 à Paris, en marge de sa visite officielle en France, par le président Obasanjo du Nigeria : “ nous souhaitons aboutir à une paix durable. Disons pour au moins trois siècles (…). Donc, outre l’aspect juridique, nous devons également trouver une solution au volet politique du problème. Cela ne peut se faire du jour au lendemain (…). La décision de la Cour Internationale de Justice n’est pas en cause, mais il faut trouver des voies acceptables, amicales et politiques pour sa mise en œuvre ”. Le décor politique était planté, restait à trouver une occasion idoine pour négocier. Le contexte interne aux Etats et le contexte international, à l’ONU, allaient précipiter les choses. De fait, après le rejet par le Sénat nigérian du projet de modification de la limitation constitutionnelle du nombre des mandats présidentiels, fermant la possibilité d’un troisième mandat pour Olusegun Obasanjo, il est devenu clair que le Cameroun pourrait avoir à débloquer la situation gelée avec un protagoniste nigérian probablement beaucoup moins accommodant que Obasanjo, qui apparaît finalement comme une colombe dans un environnement local, majoritairement peuplé de faucons. En effet, l’Histoire finira par établir l’heureuse conjoncture qui aura fait que le général Obasanjo soit à la tête de la fédération nigériane, pour peser de toute son influence personnelle en vue de faire accepter à son peuple la décision de la Cour Internationale de Justice. Bien que rien ne soit intangible, l’acquis camerounais dans le compagnonnage avec Obansanjo sera difficilement remis en cause par qui que ce soit. Du côté camerounais, le Président Biya tenait à montrer à son peuple que la dépense d’énergie et d’argent pour la victoire devant la Cour de la Haye n’était pas inutile, et que le pari du droit n’était pas une stratégie de la lâcheté. C’est pourquoi, dès son retour de New York, il a tenu à relever : “ je pense sincèrement que nous avons pris la bonne décision, celle qui visait à préserver la paix entre deux peuples voués à vivre ensemble, sans pour autant mettre en question nos droits et nos intérêts ”. Aux Nations Unies, l’élément de contexte est celui de la fin du mandat de Kofi Annan, infatigable tiers de bonne volonté dans le processus de mise en œuvre de l’arrêt 2002. Bien que les hommes passent et que la fonction de Secrétaire Général demeure et continue dans la personne d’un autre, la sensibilité africaine de Kofi Annan aura été déterminant pour l’avancée du processus entre les deux pays.
Le contenu de l’accord
L’Accord de Greentree, modalité d’application et non d’interprétation de l’arrêt du 10 octobre 2002 selon la volonté déclarée des parties, se présente techniquement sous la forme d’un accord cadre, flanqué de deux annexes, dont une représentation cartographique. Réaffirmant l’intangible de l’arrêt et, donc, la camerounité de Bakassi, l’Accord énonce l’engagement du Nigeria à retirer ses troupes de toute la Péninsule, ce qui a été fait le 14 août 2006, dans les délais de l’Accord. Il énonce l’engagement du Cameroun à protéger les droits des ressortissants nigérians, engagement qui constitue, l’article 3, un véritable accord dans l’Accord, tant il consolide les droits acquis des nigérians, donnant à la rétrocession de Bakassi au Cameroun des allures d’une succession d’Etats. L’Accord crée une Commission de suivi pour la surveillance de sa mise en œuvre, à côté de la Commission mixte Abdallah qui continue son travail, selon le mandat qui lui a été prescrit depuis le 15 novembre 2002 et au cours des réunions subséquentes.
L’Accord, en son annexe I, organise, en vue de la préparation des ressortissants nigérians vivant dans la zone délimitée à l’annexe II, deux périodes transitoires : une pour le Nigeria de deux ans à compter du retrait de ses forces armées, une pour le Cameroun de cinq ans à partir de la fin de la période nigériane. Dans le meilleur des cas, c’est en août – septembre 2013 que l’ensemble de la Péninsule reviendrait sous souveraineté camerounaise. Le régime transitoire concédé au Nigeria impose des limitations à l’exercice des prérogatives administratives et de polices nigérianes ; le régime transitoire imposé au Cameroun lui exige un self-restraint quant à l’exercice de certaines de ses prérogatives régaliennes. La logique d’ensemble est celle d’un passage en douceur de l’administration nigériane à la souveraineté camerounaise, en passant par une administration nigériane bornée et par une souveraineté camerounaise auto-limitée.
Les non dits
L’annexe II mérite une analyse géopolitique attentive et serrée, laquelle dépasserait le cadre de cette notule. Cette annexe délimite une zone qui ne passe pas tout de suite sous souveraineté camerounaise. Là se trouve sans doute le Bakassi utile pour le Nigeria, celui dans lequel gisent probablement “ les ressources naturelles ” dont le Nigeria s’engage “ à ne pas entreprendre ou poursuivre l’exploitation ”, “ ni aucune activité portant atteinte à l’environnement ” (article 3 f de l’Annexe I). Disposition elliptique, qui à la fois dit beaucoup (le Nigeria exploite ou peut vouloir exploiter des choses) et pas assez. En effet, les engagements du Nigeria en vertu de l’article 3 de l’annexe I le sont “ pendant ” la période transitoire qui lui est concédée, sans autre précision du moment de l’arrêt d’une éventuelle exploitation. Ce moment n’est même pas précisé dans l’autre document signé des deux chefs d’Etat le même jour à Greentree, nullement évoqué dans l’Accord et dans ses annexes, à savoir le Procès-verbal sur les modalités d’application de l’Accord lui-même. Il y est simplement dit que le premier rapport de la Commission de suivi comportera, notamment, “ des informations sur les infrastructures pétrolières off-shore nigérianes dans les eaux territoriales camerounaises ”. Le traitement discret de cette question de l’exploitation des ressources naturelles fait sans doute partie des non-dits de Greentree, quand on sait que devant la Cour de la Haye le Nigeria avait clairement exclu que des investissements effectués à coup de milliards de dollars puissent, par le seul effet de l’arrêt, devenir la propriété du Cameroun. l’on a peut être fait l’économie d’un problème qui pouvait empêcher de conclure à Greentree, à moins que les Etats témoins (particulièrement intéressés par la question des ressources naturelles) aient incité à la retenue ; il risque pourtant de revenir comme un boomerang et, peut-être, de conduire à la conclusion d’un autre accord spécifique entre les deux Etats.
L’application de l’Accord est assurée par l’engagement des deux Etats eux-mêmes, par le Secrétaire Général des nations Unies qui tient en permanence ses bons officies à la disposition des Etats parties, par la Commission de suivi mise en place par l’Accord et qui comprend, sous la présidence de M. Prendergast, les représentants des deux Etats (2 pour chacun), de l’ONU (2) et des Etats témoins (1 pour chacun) qui sont des partenaires essentiels des deux parties, et que sont les Etats Unis, le Royaume Uni, la France et l’Allemagne, sans oublier le rôle de la Commission Abdallah, dont la compétence générale surplombe celle de la commission de suivi, laquelle lui rend compte du reste de ses travaux. La complexité de cet attelage s’explique par la démarche du Cameroun visant à éviter autant que faire se peut un face à face isolé avec le grand voisin, et à rechercher dans toute la mesure du possible l’implication des Etats qui comptent dans les relations internationales des deux Etats, à côté de la centralité du rôle des Nation Unies. Que le Cameroun ait réussi le tour de force d’impliquer ces Etats témoins, qui avaient dans l’ensemble observé jusque-là une bienveillante mais prudente distance par rapport au problème, au-delà des soutiens verbaux de la Commission Abdallah pour d’autres, est un fait d’armes à mettre au crédit de sa diplomatie. Ces Etats ne pourront plus se soustraire à leur engagement politique et moral d’accompagner les deux protagonistes vers la voie de la paix.
Les enseignements de l’Accord
Comme la théorie du droit international l’avait longtemps pressentie, la mise en œuvre d’énoncés juridictionnels revêtus de l’autorité de la chose jugée n’est pas exclusive de processus négociés et transactionnels. Dans le règlement définitif d’un différend, l’énoncé juridictionnel est un élément parmi d’autres de la négociation à mener pour parvenir à une solution satisfaisante et durable pour les deux parties. Quoiqu’il dise, si l’on s’en tient au libellé notamment de son article 3, l’Accord de Greentree ne se borne pas à reproduire strictement les énoncés de l’arrêt du 10 octobre 2002 ; il en est, au moins, une interprétation particulièrement généreuse pour les populations nigérianes, et même un dépassement sensible des dits énoncés. L’idées de “ droits de propriété foncière coutumiers ” des nigérians à Bakassi par exemple apparaît, pratiquement, comme un sauvetage au moins partiel de la théorie de la consolidation historique défendue sans succès devant la Cour internationale de justice par le Nigeria.
Si l’on note que la question de la terre revient à trois reprises dans l’Accord et l’annexe I, on comprend que la maîtrise du sol est au cœur de tout le processus. L’affaire Bakassi, c’est probablement d’abord la conséquence fâcheuse d’une gestion lâche de sa souveraineté territoriale par le Cameroun. Si la souveraineté territoriale est régie par le principe d’exclusivité, elle est aussi exigence de plénitude d’exercice des compétences. Une politique vigoureuse de gestion des espaces frontaliers est ainsi à mettre en œuvre, notamment en revitalisant la moribonde Commission nationale des frontalières, dont personne ne se rappelle la date de la dernière réunion.
L’Accord de Greentree montre que la géographie humaine tend à tenir la géographie physique en état. Le fait de la colonisation nigériane n’est nullement remis en question. Au contraire, il est au fondement du régime transitoire semi-capitulaire imposé à l’exercice de la souveraineté camerounaise dans une partie de la Péninsule, notamment à son ordre juridique répressif, créant une situation momentanée de pluralisme juridique de fait. Le plus important est de savoir comment le Cameroun entend gérer une minorité étrangère, greffée à une minorité linguistique anglophone dont certains éléments orchestrent une agitation récurrente non négligeable. Certes, la loi constitutionnelle du 18 janvier 1996 a, de façon opportunément prémonitoire, inséré la protection des minorités dans la norme constitutionnelle. Mais le défi risque d’être plus important avec une minorité au statut internationalement garanti, précisément par l’Accord de Greentree.
En somme, un long chemin s’est ouvert le 12 juin 2006. Il faudra affronter d’autres incertitudes, d’autres valses hésitations, les tentatives de retour en arrière. L’Accord de Greentree comporte peut-être des poches de friction ; il comporte aussi des ponts inévitables de coopération. Puissent les responsables politiques des deux Etats, avec l’assistance loyale des Etats témoins et des Nations Unies, trouver les ressources nécessaires de courage et de bon sens pour réaliser la paix multiséculaire qu’ils disent vouloir bâtir pour leurs peuples.
Source : Alain Didier OLINGA Juriste internationaliste, IRIC/FPAE (Cameroun).
Economies Territoires et Réformes, FPAE (Fondation Paul ANGO ELA de géopolitique En Afrique Centrale)